Le Soir May 25, 1998

Photo by Clemens Scharre

Cab LegsPress

Une Imparable Romance À L’eau D’eros

«Cab Legs», au KunstenFESTIVALdesArts

de Laurent Ancion

Linda Callaway est pianiste et chanteuse. John Biltmore est médecin. Elle l’aime. Il la désire. Hélas, leur amour est impossible: Mr. Callaway ne veut pas que sa fille fricote avec un homme volage. En sus, Linda est inhibée, et John bagarreur . . . Quel superbe scénario pour un roman-photo! Avec les New-Yorkais d’Elevator Repair Service, cette trame à l’eau de rose va pétiller jusqu’à l’hilarante ivresse . . . «Cab legs», c’est un peu la rencontre entre Tristan Tzara et Victor Fleming, un «Autant en emporte le vent» version dada. Sur la scène du Théâtre 140 — par l’entremise du KunstenFESTIVALdesArts — se déploie la preuve irréfutable que l’on peut innover sans être coincé.

Tout commence d’ailleurs par une danse effrénée, aux mouvements secoués comme un milk-shake. «Cab legs» signifie «jambes de Cab»: la star que fut le jazzman Cab Calloway n’est jamais loin, avec son smoking blanc et ses airs de dandy. Il fera même une (ré)apparition. Mais «Cab legs», c’est aussi «jambes de taxi»: idée délirante qui donne son ton au drame . . .

Les pieds tapotent le sol, les visages font des moues, les têtes gigotent. On ne comprend encore rien mais on sourit déjà à la personnalité des membres d’Elevator Repair Service («Service de réparation d’ascenseur»), à cause de leur air familier de troisièmes couteaux d’une série télé. Soudain, ils désertent le plateau, le laissant presque nu: restent quatre vieilles chaises, une armoire à roulettes et une petite escabelle. Elles suffiront amplement à soutenir le drame.

En silence, en dialogues impossibles ou murmurés (comprendre l’anglais n’est pas impératif mais donne accès à des tombereaux de gags), en crissements de chaises ou de chaussures, en petits regards ironiques et en danses subites, l’équipe nous entraîne dans un foutoir irrésistible. Les épisodes de l’histoire, joyeusement anecdotiques, deviennent les phases d’un vieux rêve: gagner l’écoute et le respect de l’autre. Il y a Mrs. Callaway qui singe tout le monde, son mari inquiet pour son boulot, leur fille Linda qui lutte contre un spasme stomacal, son élève Maggy qui voudrait se farcir John, John qui ne sait plus à quel sein se vouer . . .

En tout, on découvrira neuf personnages — neuf comédiens que l’on voudrait mettre en poche pour les jours difficiles. Au risque de quelques moments flasques, Elevator Repair Service réinvente le plan-séquence: «Cab legs» se vit d’un trait, comme un film improbable avec trop de héros, trop de rebonds, trop d’intentions, trop de genres mêlés — du dessin animé à la romance indienne. Et cela donne une pièce imparable, tendre et totalement déjantée.

Pour parvenir à ses fins, la compagnie fait un bel usage des coulisses — ce «hors-champ» théâtral. Musique, voix et bruitages colonisent cette zone habituellement laissée en friche. La bande-son, ludique et libérée, mélange aussi les styles et les sources. Elle est signée par le metteur en scène John Collins, qui est également sonorisateur pour le Wooster Group. Un pedigree non négligeable . . .

L’homme d’avant-garde, toutefois, ne se prend pas la tête: avec sa troupe, il innove comme on chante sous la douche. Et c’est nous qu’il rafraîchit!